Lynn Seymour

Lynn Seymour et Sir John Tooley en conversation au Holburne Museum, Bath Juillet 2004

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C’est un grand privilège et un immense plaisir de vous recevoir à Bath, Lynn, puisque c’est ici que vous êtes apparue aux côtés de Rudolf Noureev, il y a bien des années de cela, le jour qui suivit l’annonce du terrible attentat contre le mari de Margot Fonteyn. Mais bien des années ont passé depuis lors. Lynn, est une des plus grandes interprètes de sa génération, et d’ailleurs de toutes les générations, elle est vraiment une artiste exceptionnelle qui a souvent travaillé avec Rudolf Noureev et c’est pourquoi il nous a semblé tout à fait évident de lui demander de venir ici aujourd’hui, en tant que partenaire mais aussi amie de Rudolf. Donc c’est avec joie que nous vous accueillons, Lynn.

Lynn, comment s’est passée votre première rencontre avec Rudolf ?

C’était dans les années 60 lorsqu’il vint pour la première fois à Londres. J’étais en train de répéter avec d’autres danseurs « le Festival des fleurs à Gaziano » qu’Eric Bruhn nous apprenait. Rudolf est venu à une répétition parce qu’il voulait l’apprendre lui aussi. Nous nous sommes immédiatement bien entendus car instinctivement et de façon impulsive, il s’est mis à généreusement aider tout le monde. Et aussi, je crois qu’il a su voir en moi quelqu’un de combatif et d’acharné car j’étais loin d’être la meilleure du groupe mais j’étais très déterminée et je crois que ça lui a plu. Donc on s’est tout de suite bien entendus.

Oui, bien sûr, vous avez touché du doigt l’une des nombreuses qualités de Rudolf : la générosité envers ses collègues. Il pouvait être féroce dans toutes sortes de situation et même vis-à-vis de ses collègues parfois, mais il était avant tout un homme d’une grande générosité, désireux d’aider, tout comme l’était Maria Callas.
Mais il me semble, Lynn, que la toute première production à laquelle vous avez participée était la Bayadère, dans une chorégraphie de Rudolf, et vous en étiez une des trois ballerines (les deux autres étaient Merle Park et Monica Mason). Pouvez vous nous en dire un peu plus à ce sujet car c’était la première fois que Rudolf montait une production en Europe et de plus au Royal Ballet :

Et bien, en fait, avant la Bayadère, nous avions déjà dansé ensemble dans un ballet de MacMillan « Images of Love ». Dans ce ballet Rudolf et moi dansions avec Christopher Gable. Nous sommes devenus très amis et je crois me souvenir que nous sommes partis en tournée avec la compagnie et nous nous sommes découverts une passion commune pour les chapeaux ! Il m’a montré comment les transporter dans nos valises. Je n’avais jamais assez de place pour tous mes chapeaux et lui, arrivait toujours à se débrouiller pour les emmener, donc c’est à ce moment là que j’ai eu ma première leçon « comment mettre des chapeaux dans ses bagages ».

Ensuite La Bayadère fut un moment merveilleux car à cette époque, Rudolf et moi étions devenus très proches et il était très naturel avec moi. Les trois solistes avaient des petites variations vraiment difficiles et le reste du rôle était aussi très dur. Il me donna le plus difficile des solos. Ce n’était pas quelque chose de brillant, ce n’était pas non plus charmant, le solo était lent, un peu bizarre et finissait sur une drôle de note qui vous donnait l’impression que ce n’était pas vraiment fini, c’était vraiment très difficile.
Un jour, alors que je me bagarrais avec ce solo, j’ai demandé à Rudolf « Rudolf, pourquoi m’as-tu donné ce solo à moi ? Je ne suis pas la meilleure ici !»
Il répondit « J’ai pensé que tu serais la seule à pouvoir en tirer quelque chose ! Tu es si bonne actrice ! »
Je lui répondis « Alors tu crois que le ballet c’est juste un travail d’acteur ? »
« Bien sûr que non !» répondit-il. Enfin, nous étions en train de blaguer, mais ce qu’il m’apprenait était à l’opposé de mes convictions. Jusqu’ici j’avais toujours considéré que la scène était un espace de mystère, de magie où vous pouviez cacher ce que vous ne vouliez pas montrer au public. Donc, peu importe, on pouvait cacher les difficultés en ayant l’air tout à fait à l’aise, garder un sourire sur son visage, on ne montrait jamais ce qui allait de travers. Et bien, Rudolf ne semblait pas être d’accord avec ça, et d’ailleurs il s’est fait remarquer bien souvent en arrêtant l’orchestre et recommençant depuis le début en se remettant en 5ème positions avec un air vraiment mauvais. Je n’approuvais pas cela du tout mais il m’a appris qu’il fallait être extrêmement rigoureux lorsqu’on interprète un ballet classique. Il n’y a pas de raccourcis, on ne peut pas dissimuler les imperfections alors le meilleur moyen de faire une bonne prestation, c’est d’être absolument honnête dans l’exécution des pas et de surmonter les difficultés sans essayer de camoufler quoi que ce soit. Si ça râte, tant pis, c’était au moins honnête d’avoir essayé. Voilà ce qu’il pensait. Cela demandait beaucoup de courage de faire cela. Mais c’était une grande leçon pour moi parce que dès lors je fus en mesure de m’attaquer aux fondements des rôles classiques d’une manière beaucoup plus constructive et enrichissante.
Je lui en suis donc très reconnaissante. Bien sûr, il ne s’est pas arrêté là dans son enseignement, d’autres encouragements suivirent après ce ballet, mais ce fut la première petite graine qu’il planta dans mon esprit.

Quelle est la part de la chorégraphie originale de Petipa que Rudolf a conservé, selon vous pour la Bayadère ? C’était bien sur à cette époque difficile à dire, personne ne le savait précisément mais selon vous, quelle fut sa part de propre création ?

Je ne sais pas exactement mais je ne pense pas qu’il l’ait beaucoup modifiée. Je suis certaine qu’il ne l’a pas fait. Je pense par contre qu’il l’a « purifiée » qu’il a certainement supprimé les passages trop « soviétiques » afin de revenir à ce qu’il y avait de plus pur.
Je pense qu’il a insisté avec beaucoup de rigueur sur certaines positions et certains détails qui avaient été altérés avec au fil du temps à Saint Petersbourg.
Je ne peux pas en être absolument sûre, mais j’imagine qu’il a opéré là un grand travail de purification et de clarification.

Je suis certain que vous avez raison, car j’ai toujours été frappé de voir à quel point Rudolf défendait la tradition du ballet classique russe, contrairement à d’autres venus également de l’Ouest par la suite et qui montèrent leur propre production.

Quand avez-vous dansé votre premier grand ballet avec Rudolf ?

C’était dans les années soixante lorsque nous avons dansé Giselle. La raison pour laquelle nous nous entendions si bien était que nous avions tant en commun : nous venions tous les deux de pays étrangers et de très petites villes enfouies au fond d’un vaste continent. Je venais d’un petit village du nord du Canada et lui venait de…. Bien sur il est né dans un train près des montagnes de l’Oural. Tous les deux nous avons passé notre enfance dans des petites villes de province où nous avons appris à danser à un âge assez avancé et curieusement, tous les deux nous avons trouvé des « mentors » dans ces villes qui nous ont amené à Saint Pétersbourg pour Rudolf et moi-même à Londres où nous avons pu commencer un vrai travail d’apprentissage alors que nous étions déjà grands. J’avais quinze ans et Rudolf dix sept, je crois.

Nous étions un peu à la traîne tous les deux pendant les cours, nous sentions que nous avions tellement de retard à rattraper, ce que nous avons fait.

Aussi, quand nous avons rejoint une compagnie nous avions déjà acquis en très peu de temps des positions importantes. Donc lorsque nous nous sommes rencontrés, nos expériences étaient assez similaires et nous étions également confrontés à des choses semblables. Nous nous sommes mis d’accord sur notre façon de travailler ensemble et nous avons été extrêment heureux de danser ensemble même si parfois il y avait des difficultés.
Rudolf avait beaucoup à m’apprendre et il sentait que moi aussi je pouvais lui en apprendre car il admirait beaucoup mon travail. Donc nous avons été très heureux d’apprendre ensemble et nous étions très à l’aise l’un avec l’autres car nous avions le même but. Nous ne craigions pas de faire des erreurs ensemble, il savait merveilleusement m’encourager.
Et lui-même avait un courage incroyable qu’il savait me communiquer et ainsi j’arrivais à me surpasser, à aller au-delà de mes limites.
Je ne suis pas là seule à avoir vécu cette expérience, c’est arrivé à toutes ses partenaires et bien sûr à Margot Fonteyn et je pense que toutes, nous aurions dit la même chose.
Quand on a connu une telle entente avec un partenaire, quand on a été tous les deux poussé au-delà de nos propres limites, cela cimente une relation comme aucune autre. Il y avait entre nous beaucoup de confiance et de respect.
Voilà où nous en étions lorsque nous avons dansé Giselle et en fait, nous sommes toujours resté à ce niveau d’entente pendant toutes les années qui ont suivi. C’est devenu même encore plus fort et nous osions davantage. Il lançait des défis qu’on attrapait au vol et parce qu’il était là, on était vraiment capable de saisir chaque occasion et d’en faire quelque chose, même si ce n’était pas à chaque fois un succès fantastique.

Voilà une fort belle description de l’effet qu’a eu Rudolf sur vous et sur nombre de ses partenaires, et de l’influence qu’il a même eu je pense sur les plus jeunes du corps de Ballet, car il est arrivé dans notre univers brumeux comme une météore, soudain tout a été soufflé autour de nous, tout s’est réveillé, tout était à nouveau vivant. Ces artistes arrivent à créer un vrai stimulus, donne un sens nouveau aux choses et sont à la recherche d’une grande vérité artistique.
Vous avez été, Lynn, très talentueuse, dès le début de votre carrière en vous servant de la danse comme moyen d’expression et c’est vraiment merveilleux que vous ayez pu rencontrer Rudolf.
Mais comme il se mettait souvent en danger, vous souvenez-vous avoir pensé que la fin du monde était arrivé tout en continuant stoïquement à danser ?

Je crois que la meilleure histoire s’est déroulée au Palais des Sports de Paris où Rudolf avait monté sa production de Roméo et Juliette. J’avais appris le rôle de Juliette à Londres, sans voir Rudolf, et c’est Patricia Ruanne qui m’a appris le rôle sans partenaire. Je suis arrivée pour danser en soirée. Rudolf avait déjà dansé en matinée et nous avions très peu de temps entre les deux représentations pour répéter ensemble. Vous pouvez imaginer à quel point c’était effrayant. Nous avons fait une assez belle représentation. Mais à la suivante, alors que nous en étions au troisième acte, Juliette est sur son lit après avoir dansé un prologue avec La mort. Il y a ensuite un changement de scène, et Romé et Juliette se réveillent ensemble. Sauf qu’après le changement de scène, il n’y avait pas de Roméo ! Je me suis retrouvée toute seule sur le lit alors que la musique continuait de jouer et j’ai pensé « Oh, mon Dieu, mais où est-il ? » Environ la moitié du pas de deux était déjà passé quand j’ai entendu des pas résonner dans les escaliers au fond de la scène et tout le rideau du fond, qui était en fait le ciel, s’est alors ouvert et Roméo est apparu !
Il a soulevé Juliette du lit et il a voulu recommencer le pas de deux depuis le début ! C’était terrible !

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