Ballet en trois actes d’après William Shakespeare – Musique : Sergueï Prokofiev – Chorégraphie : Rudolf Noureev – Décors : Ezio Frigerio
La partition-fleuve de Prokofiev trouve sa juste correspondance dans la mise en scène très cinématographique, somptueuse et colorée de Rudolf Noureev : avec ses décors et costumes sortis tout droit des peintures de la Renaissance italienne, le ballet restitue avec fougue la jeunesse, la verdeur et la passion qui attisent le drame shakespearien.
Le « Roméo et Juliette » de Noureev
Après la version de Leonide Lavroski, l’une des chorégraphies les plus marquantes est celle de John Cranko (en 1958 pour le Ballet de la Scala de Milan, avec Carla Fracci et Mario Pistoni). Rudolf Noureev en retiendra son aspect de fresque de la Renaissance italienne, mettant en scène l’amour juvénile sacrifié à la haine des adultes, l’insouciance de Mercutio répondant à la hargne de Tybalt en écho aux querelles des deux familles ennemies.
La version de Kenneth MacMillan – que Noureev connaît bien pour l’avoir créée avec Margot Fonteyn au Royal Ballet de Londres (1965) – insiste sur le caractère fatal de la tragédie, les deux jeunes gens étant emportés par un destin qui les dépasse. Le chorégraphe porte particulièrement son intérêt sur Juliette, enfant devenant femme au fur et à mesure que l’action avance, forte dans sa fragilité et montrant une farouche détermination à résister au sort que ses parents lui imposent.
Rudolf va intensifier cet éclairage, faisant de Juliette une révoltée prête à braver les codes de sa caste. Plein d’ardeur et de bruit, dans une Vérone véridique dont les places dévorées de soleil servent de théâtre permanent à toute une population querelleuse et truculente, son ballet – très fidèle au texte de Shakespeare – offre la vision d’une époque sensuelle, brutale, raffinée et volontiers paillarde, où la vie et la mort se jouent en un instant.
« ROMEO ET JULIETTE » VU PAR RUDOLF NOUREEV…
«Roméo et Juliette, c’est l’histoire d’un jeune garçon qui devient un homme. Adolescent, il court après tous les jupons, mais très vite, il ne veut plus se contenter des beautés froides qu’il rencontre, ni des amours platoniques qu’elles lui font vivre. Il souhaite connaître des sensations plus fortes. C’est Juliette qui va tout décider pour lui. Elle est passionnée, volontaire, plus mûre que lui…
Je suis convaincu que la Vérone de la Renaissance et de Londres élisabethain, dans une société partagée entre vieilles superstitions et appétit d’un monde nouveau, avaient en commun le sexe et la violence. Ce qui – singulièrement – les rapproche de notre époque. » Rudolf Noureev.
LA CHOREGRAPHIE DE NOUREEV
Construite sur les 52 numéros de la partition intégrale, la chorégraphie de Noureev est faite de réalisme théâtral et de logique historique. Capulet et Montaigu s’affrontent comme des bandes rivales sur la place du marché, renversant fruits et légumes, et ayant le geste obscène facile. Les joueurs de mandoline sont ici des lanceurs de drapeaux comme au « palio » de Sienne, plutôt que des damoiseaux enrubannés.
La mort de Mercutio est particulièrement réussie. Dans son duel avec Tybalt, Mercutio feint d’être blessé pour se relever plus insolent que jamais, et faire rire ses amis. Aussi quand il est frappé à mort, tous continuent de croire qu’il s’agit d’une farce et se moquent de lui, alors qu’il est en train de rendre l’âme.
La mort de Tybalt amènera un autre effet d’une grande intensité. Dans les autres versions, c’est Lady Capulet qui vient pleurer sur le corps de son neveu. Là, c’est Juliette qui focalise l’attention. Elle surgit comme emportée dans un cauchemar : Roméo qu’elle vient d’épouser en secret est devenu le meurtrier de son cousin. Ce geste irréparable la met en état de choc à la vision du sang répandu (ses gestes sont ceux de quelqu’un qui essaie de s’extraire de ce bain de sang, un sang gluant qui lui colle à la peau). Et, reprochant aux deux clans leurs querelles funestes, elle fend l’air de ses bras, dans un simulacre de gifles adressées aux uns et aux autres. Autour, personne ne bouge : pour employer des termes cinématographiques, il y a « arrêt sur image » faisant ainsi ressortir le drame isolé de Juliette (c’est un peu l’équivalent de la folie de Giselle).
La mort est omniprésente. A la fois de façon concrète et de façon allégorique. Dès le début, le rideau se lève sur un cortège funèbre : au petit matin, des moines poussant une charrette de cadavres, emmènent – hors des remparts de la ville – les corps de ceux qui se sont entretués la veille.
Ensuite, devant la maison des Capulet, alors que Roméo, Mercutio et leurs amis s’amusent à parodier l’entrée des invités, un mendiant les interpelle en tendant la main. Roméo se laisse attendrir et lui donne un pièce d’or. En recevant cette aumône inattendue, le pauvre suffoque et expire.
Ainsi « né sous une mauvaise étoile » (ce que symbolise le groupe des quatre hommes du Destin jouant aux dés, pour ouvrir et clore le spectacle) Roméo veut « bien faire », mais chaque fois qu’il agira, il engendrera la mort : le mendiant, Tybalt, Pâris et Juliette.
A l’acte III, Juliette enfermée dans sa chambre a le pressentiment de ses noces avec la mort (un squelette s’étend sur elle) : « Je vais à mon lit nuptial, mais au lieu de Roméo, c’est la mort qui me prendra » est-il écrit dans Shakespeare.
Autant de touches personnelles apportées par Noureev et que l’on ne trouve pas dans les versions des autres chorégraphes.
De même Noureev traduit le désarroi de Juliette que ses parents forcent à épouser Pâris, ne sachant que choisir (du poignard pour se tuer ou de la potion que lui a donnée Frère Laurent et qui lui promet – après un sommeil léthargique faisant croire à sa mort – de recouvrer ses esprits) fait apparaître en songe le fantôme de Tybalt qui lui tend le poignard (le suicide) et celui de Mercutio qui l’invite à boire la potion (pour se conserver en vie). Procédé encore emprunté au cinéma (intrusion des pensées du personnage dans l’action).
Autres procédés cinématographiques encore utilisés :
– Juliette écoutant le récit de Frère Laurent (lui donnant la potion qui la fera passer pour morte et lui décrivant la scène future de son réveil) est un « flash » par anticipation.
– Juliette refusant Pâris dans un pas de quatre avec le Seigneur et Dame Capulet : l’esprit de Juliette un moment s’échappe : rebelle, elle quitte la danse (les trois autres protagonistes s’immobilisent) pour crier sa douleur, puis reprend sa place initiale et la danse repart. Ce n’était qu’une parenthèse !
– La suite de Pâris (jeune gens et jeunes filles venus avec des musiciens éveiller la future mariée et découvrant avec les parents Capulet et la Nourrice le corps inanimé de Juliette) repart en arrière, comme un film que l’on rembobine.
– Le songe de Roméo à Mantoue : Benvolio se substitue à l’image de Juliette (comme dans un « fondu-enchaîné ») pour tirer Roméo de son sommeil.
L’emploi de ces techniques de film appliquées au théâtre rappelle l’intérêt de Noureev pour le cinéma et son habileté de réalisateur, mettant en valeur les capacités poétiques de la danse à suggérer et traduire les subtilités du rêve. J.L.B.
Curieusement, on ne trouve – avant le XXème siècle – que peu de ballets ayant pour thème les amours tragiques de Roméo et Juliette, sujet pourtant romantique !
Il faudra attendre la création musicale de Prokoviev pour que fleurisse une multiplicité de ballets sur les amants de Vérone comme autant de variations sur cette histoire mythique.
C’est le Théâtre Kirov de Leningrad qui – en 1934 – passe commande à Sergueï Prokofiev d’une partition sur le sujet. Shakespeare est un auteur très joué dans la toute nouvelle Union Soviétique et Prokofiev – parti de Russie en 1914 pour suivre les « Ballets Russes » de Diaghilev et continuer sa carrière de compositeur et de pianiste virtuose en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis – voit dans ce Roméo et Juliette l’occasion de renouer avec sa patrie.
Prokoviev ayant fait un découpage très détaillé, suivant – scène par scène – le déroulement de la pièce de Shakespeare, attribue à chaque rôle un thème musical (il y a le leitmotiv de Juliette, celui de Roméo, celui de Tybalt, celui de Mercutio ou encore celui de la Nourrice) qui revient à chaque apparition du personnage, décrivant même l’évolution intérieure de chacun (en développant le thème sur un mode différent, suivant qu’il s’agisse de joie exaltée ou de désespoir).
Les responsables du Kirov doutant que l’on puisse traduire par la danse de telles nuances psychologiques renoncent au projet (1935). Prokofiev se tourne alors vers le Bolchoï de Moscou, mais lors d’une audition de la partition qu’il joue lui-même au piano, sa musique est jugée difficile et « non dansante ». C’est finalement le Ballet de Brno (Tchécoslovaquie) qui créera son Roméo et Juliette le 30 décembre 1938, dans une chorégraphie d’Ivo Vàna Psota. Devant le succès de ces premières représentations, le Kirov fera revenir le compositeur et présentera enfin le ballet à Leningrad le 11 janvier 1940.
La chorégraphie, conçue par Leonid Lavroski, dansée par Galina Oulanova et Konstantin Sergueev, épouse le dramatisme de la musique, mettant l’accent sur la haine implacable qui oppose les Capulet et les Montaigu, et réalisant un contraste saisissant entre les ensembles grandioses ou belliqueux et l’intimité des pas de deux. Elle restera longtemps la version de référence, dont découleront plus ou moins les autres.
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Noureev disait avoir été très impressionné par le film de Fronco Zefirelli (1968), tourné dans les décors naturels de Toscane et de Vénétie. La violence des combats de rue et le comportement « voyou » de cette jeunesse dorée des Capulet et des Montaigu l’avaient particulièrement frappé.
CE QU’EN DISENT LES INTERPRETES
« La scène du balcon est particulièrement éprouvante : c’est un pas de deux très long, fait d’une abondance de pas, qu’il faut enchaîner presque sans respiration. On le joue donc sur l’endurance, et il ne faut pas chercher à cacher cet état d’épuisement dans lequel on se trouve, car cela participe de l’exaltation que l’on est censé exprimer » (Elisabeth Maurin).
« On sent que la beauté naît de cet effort, de ce dépassement de soi : les corps vont au bout de leurs limites et c’est de cela que naît l’émotion » (Manuel Legris).
Les différentes versions de Roméo et Juliette de Noureev
1977 – Romeo and Juliet
London Festval Ballet/ Londres
Première le 2 Juin 1977 au London Coliseum
avec Patricia Ruanne et Rudolf Noureev,
Nicholas Johnson (Mercutio), Jonas Kage (Benvolio),
Frederic Jahn-Werner (Tybalt), Elisabeth Anderton (la Nourrice).
Spectacle également présenté à Paris, en janvier 1978, au Palais des Sports, avec – en alternance – Patricia Ruanne, Eva Evdokimova, Elisabetta Terabust, Lynn Seymour dans le rôle de Juliette).
1980 – Romeo e Giulietta
Ballet del Teatro alla Scala/ Milan
Première le 20 décembre 1980 à la Scala de Milan
avec Carla Fracci et Rudolf Noureev
Paolo Podini (Mercutio), Angelo Moretto (Benvolio), Tiziano Mietto (Tebaldo/ Tybalt), Maddalena Campa (La Nutrice/ la Nourrice).
Spectacle présenté en tournée à New York au MET, en juillet 1981. Noureev invita Margot Fonteyn à interpréter Madonna Capuleti / Lady Capulet).
1984 – Roméo et Juliette
Ballet de l’Opéra de Paris
Première le 19 octobre 1984 au Palais Garnier.
Avec Monique Loudières (Juliette) Patrick Dupond (Roméo), Cyril Atanassoff (Tybalt), Jean-Pierre Franchetti (Mercutio), Laurent Hilaire (Pâris) et Yvette Chauviré (Dame Capulet).
Cette production a été redonnée au Palais des Congrès en avril 1985 (avec les débuts – dans les rôles-titres de deux « sujets » de vingt ans : Elisabeth Maurin et Manuel Legris; Sylvie Guillem, récemment nommée étoile y dansa également sa première Juliette), puis en tournée au Japon la même année.
Repris en 1991 au Palais Garnier (Noureev en dirigea les répétitions) le ballet fut ensuite présenté en juillet 1995 sur la vaste scène de l’Opéra Bastille, en fonction de laquelle Ezio Frigerio a repensé et enrichi ses décors.
Reprises en octobre 1995, juin/juillet 1998 et juin/juillet 2001.