RUDOLF NOUREEV AU ROYAL OPERA HOUSE – souvenirs personnels,
par Sir John Tooley – Directeur général, Royal Opera House, Covent Garden 1970-1988
Il régnait une atmosphère d’excitation et d’impatience à l’aéroport d’Heathrow, en ce jour de Juin 1961, alors que nous attendions le Ballet du Kirov pour une saison au Royal Opera House de Londres.
Le Ballet du Kirov venait de terminer une éblouissante tournée à Paris. Le niveau international de la compagnie était bien connue, mais il y avait un élément nouveau: depuis quelques temps on ne parlait que de ce jeune danseur de Leningrad qui se nommait Rudolf Noureev. Après l’arrivée de la troupe à Paris, de nombreux échos rapportant le talent de Noureev circulaient dans les medias, confirmant ainsi ce que nous avions entendu dire de ses prouesses et c’était donc avec encore plus d’impatience encore que nous attendions de le rencontrer.
Pourtant, nos espoirs devaient bientôt être déçus lorsque nous apprîmes cette information non confirmée de Paris: Noureev ne danserait pas à Londres car il était retourné à Moscou.
La compagnie arriva finalement à Londres sans Noureev et dans un état de grande confusion et de tristesse. Les danseurs avaient reçu pour instruction de ne pas parler à la Presse, et même si ils l’avaient fait, ils n’auraient pas pu donner d’information précise. Personne ne pouvait précisément dire ce qu’il s’était passé. Konstantin Sergeyev, le Maitre de Ballet et son épouse, l’étoile Natalia Doudinskaya me supplièrent de ne parler qu’avec eux. Eux seuls pouvaient me raconter ce qu’il s’était passé, pourtant une fois la conversation engagée, ils n’eurent soudain plus rien à dire.
La compagnie arriva cependant à surmonter ensemble le choc de ce qu’il venait de se passer et entama une magnifique saison, ponctuée parfois de moments chagrins. Pendant ce temps, la demande d’asile politique de Rudolf Noureev fut acceptée par les autorités françaises, mais pas par l’URSS qui le désigna rapidement comme un traitre.
Le premier contact entre Noureev et le Royal Ballet se fit indirectement par Margot Fonteyn. Alors qu’elle organisai,t comme chaque année, son gala de charité elle pensa que la présence de Noureev ferait sensation. Ayant demandé l’avis de Vera Volkova, entre autres, à son sujet, elle décida de l’inviter. La réponse de Rudolf fut le parfait exemple de sa détermination à atteindre ses buts. Il acceptait l’invitation mais insista pour danser avec Margot Fonteyn. Il fut très contrarié d’apprendre que cela était impossible car elle avait déjà prévu de danses avec un autre partenaire. Sans se démonter, il demanda alors qu’un solo soit créé pour lui. Sir Frederick Ashton, qui n’aimait pas travailler avec un danseur qu’il ne connaissait pas, accepta à contre cœur de créer pour lui une pièce de 10 minutes. La situation se compliqua encore lorsque Noureev choisit comme musique Poème tragique de Scriabine, une musique qu’Ashton n’aurait jamais choisie lui-même.
Le succès de la représentation en matinée, dépassa tout ce que Margot Fonteyn avait espéré: des applaudissements déchainés et la confirmation qu’un danseur extraordinaire était arrivé à Londres. Dame Ninette de Valois était en extase. La compagnie, déclara-t-elle, a besoin d’un nouveau danseur de talent, et voilà que nous en avons un qui en plus a du goût. Le Royal Ballet l’engagea sans attendre et lui proposa un contrat pour Giselle au mois de février suivant avec Margot Fonteyn. Voilà comment se forma ce duo improbable d’une danseur étoile de 42 ans et d’un jeune danseur russe de 23 ans qui devaient devenir les partenaires les plus célèbres de tous les temps.
Dès le début des répétitions, Noureev prit ses marques. Il était absolument décidé à réformer le ballet du 19ème siècle qui réduisait les danseurs masculins à porter et présenter la ballerine. Il critiquait aussi fortement l’usage que faisait le Royal Ballet des scènes mimées qui à son goût ne faisaient que ralentir l’action, surtout dans Giselle.
Ainsi les répétitions donnèrent lieu à de nombreux débats entre Fonteyn et Noureev, durant lesquels Ashton jouait les médiateurs tandis que le reste de l’équipe furieuse, assistait au démantèlement de leur ancienne production par un jeune russe. Cela commençait comme une discussion, mais tournait vite en dispute à propos des différences de méthodes entre le Kirov et le Royal Ballet. L’un des principaux sujets étant que Noureev considérait Albrecht comme le rôle principal, et Giselle comme le second rôle.
Noureev se montrait critique par rapport à la chorégraphie et aussi sceptique sur la façon dont Margot Fonteyn voyait son rôle. C’était une façon différente de répéter et d’interpréter, Noureev était persuadé que tout danseur devait dépasser les limites de ses capacités. C’était un exercice à la fois physique et psychologique qui devait amener tout son être à ce point inimaginable. C’est ainsi que la représentation prenait tout son sens et devenait intéressante grâce à un travail dur et exigeant – la seule chose qui comptait pour Noureev. Ayant commencé tard, il savait mieux que personne que seul un travail acharné le mènerait au succès. Chaque pas devait être parfaitement préparé afin qu’ensuite il prenne alors tout son sens.
Margot Fonteyn et Rudolf Noureev interprétèrent pour la première fois ensemble Giselle le 21 février 1962. Ce triomphe marqua le début de ce couple de légende, connu à travers le monde et que tout le monde voulait voir.
Lorsque le rideau tomba ce soir-là, le public était tellement stupéfait qu’il y eut un silence de quelques instants avant que les applaudissements retentissent, suivis de 23 rappels. Rudolf avait démontré sa capacité à entraîner le public derrière lui, à l’emmener dans son monde et de partager avec lui ce qu’il vivait.
Ce fut le début d’une période d’intense activité pour le Royal Ballet qui s’efforçait de concilier les exigences de Noureev qui voulait danser à toutes les représentations et les danseurs qui eux aussi avaient besoin de monter sur scène. Ne pouvant obtenir autant de représentations qu’il le souhaitait, Noureev se mit en quête de nouvelles opportunités, ce qui était facile, étant donné le nombre de demandes qu’il recevait des compagnies à travers le monde.
Ce dont je m’aperçus rapidement en discutant avec Rudolf, c’était de sa peur constante de représailles de la part du KGB. Le moindre uniforme lui paraissait suspect. Les papiers délivrés par les autorités françaises arrivant à expiration en 1966, il dut les faire renouveler. Il devait pour cela aller à Paris et se présenter personnellement au ministère concerné. Il ne voulait rien entendre et refusa d’entreprendre cette démarche jusqu’à ce que finalement je propose de l’accompagner et lui promis de ne pas le quitter. C’est ce que nous fîmes.
Noureev poursuivit son projet de reformer les ballets du 19ème siècle au répertoire en s’attaquant au Lac des Cygnes. Il était stupéfait par le nombre de scènes mimées. Il pensait également que le rôle de Siegfried serait plus intéressant en ajoutant un solo qu’il danserait au 1er acte. Tout ceci était très bien à conditions que le danseur qui interprète le rôle soit doté d’une personnalité et d’un sens dramatique aussi forts que les siens.
Il remonta ainsi plusieurs ballets à cette époque. Il proposa tout d’abord La Bayadère à Sir F. Ashton. Celle-ci fut rejetée sous prétexte que l’attente du public n’était pas assez forte. Cependant ils montèrent le 4ème acte, l’acte des Ombres, qui met tellement en valeur le corps de ballet et la virtuosité des danseurs. Noureev s’était interrogé sur le choix de Margot Fonteyn pour le rôle principal, mais elle releva le défi. La première soirée fut un triomphe pour la compagnie ainsi que pour Fonteyn et Noureev. Il était complètement dans son élément et se sentait plus que jamais faisant part entière de la compagnie, il coachait les jeunes danseuses avec beaucoup de perspicacité et d’imagination. Le problème venait plutôt des danseurs que l’arrivée de Noureev déstabilisa en 1962. Certains surent relever les nouveaux défis, d’autres incapables d’affronter de nouvelles situations, ne surent pas s’adapter.
Raymonda, un autre ballet russe, aurait pu être également remonté, mais cette idée ne fut pas retenue par F. Ashton, à part l’acte 3 avec son spectaculaire solo pour le rôle féminin. Noureev ne voulant pas rester sur le refus d’Ashton persuada Gian Carlo Menotti de produire ce ballet au Festival de Spolète. Avec le Royal Ballet Touring Company et Margot Fonteyn. Ce ne fut hélas pas un grand succès et ce, pour plusieurs raisons. Margot Fonteyn dû partir de toute urgence à Panama où son mari avait été victime d’une tentative d’assassinat. Ensuite Beni Montresor, engagé par le Festival, ne se montra pas à la hauteur. Noureev fut atterré par ce qu’il vit en arrivant en Italie. Doreen Wells prit la place de Fonteyn mais malgré ses efforts et ceux de la compagnie, le ballet ne put vraiment être sauvé.
Nutcracker par contre, remonté avec le Royal Swedish Ballet, fut une meilleure expérience. Le ballet serait également donné à Londres peu de temps après avec de nouveaux costumes et décors de Nicholas Georgiadis à la place de ceux de Mongiardino utilisés en Suède. F. Ashton n’avait pas été apprécié ceux-ci et avait demandé qu’ils soient changés si le ballet devait être monté à Londres. Noureev savait très bien créer un ensemble cohérent et séduisant en faisant quelques changements et en ajoutant de nouveaux éléments. Antoinette Sibley et Anthony Dowell dans les rôles principaux furent encensés par la critique. De son côté, Ninette de Valois déclara que c’était le plus beau Nutcracker qu’elle avait jamais vu.
Noureev était en permanence à la recherche d’une nouvelle oeuvre, de nouveaux defis. Des chorégraphes comme Roland Petit, Rudi van Dantzig et Frederick Ashton créèrent pour lui des ballets.
Dans les années 1970, Noureev était de toutes les représentations. Le Royal Ballet de son côté ne pouvait plus le garder sans mettre en péril le développement des autres danseurs. Une décision devait être prise. A ce moment-là, les problèmes qu’entrainait sa présence au sein de la compagnie faisaient trop de dégâts. La force, l’énergie qu’il mettait dans son travail pouvait tout autant être bénéfique que nuisible pour les autres danseurs. Il voulait plus que quiconque danser à toutes les représentations, prétextant que la scène était sa maison. Pourtant il fallait bien laisser de la place aux autres danseurs.
Noureev était un atout majeur du Royal Ballet et sa contribution au rayonnement de la compagnie fut inestimable, tout comme sa quête de perfection et d’éthique. Il fallait être le meilleur, les secondes places ne l’intéressaient pas.
Compte tenu de tout ce qu’il pouvait apporter à la compagnie et tout en tenant compte des difficultés que cela comprenait, je pensais que nous devions le persuader d’accepter le poste de Directeur du Royal Ballet pour prendre la suite de Norman Morrice qui souhaitait se retirer. Nous en avons longuement parlé, mais le contrat prévoyait qu’il ne pourrait danser qu’un nombre limité de représentations avec la compagnie et cela, Noureev ne pouvait l’accepter. Je voyais bien que tout ce qu’il pouvait apporter de positif à la compagnie serait anéanti par son insatiable besoin de danser sur scène.
La mort de Noureev en 1993 survint bien trop tôt, et nous avons perdu le plus grand danseur de tous les temps. C’était un véritable artiste, qui donnait le maximum de lui-même avec une intense charge émotionnelle, expressif et engagé.
Sir John Tooley
General Director, Royal Opera House, Covent Garden 1970-1988