Aucun autre danseur n’eut une influence sur l’histoire, le style et la perception de la danse dans le public comparable à celle qu’a exercée Rudolf Noureev. Il a modifié l’attente du public. Ses débuts dans une ville du fin fond de l’Oural ne laissaient guère augurer des bouleversements profonds qu’il apporta à tous les aspects de son art.
En se produisant inlassablement tous les soirs dans un répertoire exceptionnellement vaste, mois après mois, année après année et ce dans le monde entier, il toucha un public plus nombreux que n’importe quel autre danseur, auquel il faut ajouter des millions de personnes qui ne le connaissent que par le film ou la télévision (il a d’ailleurs été plus filmé que tout autre artiste de la danse avant ou après lui).
Ce qui importe plus encore que l’ampleur de son public, c’est l’impression que laissaient sa personnalité charismatique et le don complet de lui-même lors de chacune de ses apparitions en scène. Il formulait le phénomène ainsi : » chaque pas doit porter la marque de son sang « .
Les circonstances dramatiques de son arrivée en Occident, son fameux » saut de la liberté » l’inscrivit à la une de la presse mondiale, mais c’est par la puissance de sa personnalité qu’il s’y maintint et il ne cessa de mettre à profit cette position pour tracer sa propre voie. En outre, véritable modèle comme partenaire, chorégraphe et directeur, il offrit aux autres danseurs des possibilités uniques et les troupes avec lesquelles il travailla gagnèrent en qualité, force et vitalité grâce à sa présence.
Rien dans ses origines, sa naissance ou bien son enfance ne permettait de prédire à Rudolf Noureev une telle destinée.
Cadet de quatre enfants, il était le seul garçon. Sa famille était Tartare, d’origine paysanne de la République soviétique de Bachkirie, mais son père, Hamet, profitant des possibilités que la Révolution Russe avait créées pour le peuple devint ainsi instructeur politique de l’Armée rouge où il obtint le grade de major.
La mère de Rudolf voyageait en train avec ses filles pour rejoindre son mari lorsque son fils naquit prématurément à bord du Transsibérien, quelque part près du Lac Baïkal. La date officielle de sa naissance est le 17 mars 1938, mais elle se situe probablement deux ou trois jours plus tôt.
Rudolf ne garda aucun souvenir de son père avant que ce dernier ne rentre de l’armée en 1946. Ceci explique l’absence de relation entre le père et le fils, qui s’aggrava du fait que le jeune garçon avait déjà choisi ce que Noureev-père allait qualifier de carrière non-masculine, la danse.
Dès son plus jeune âge, le petit garçon aima la musique et c’est à l’âge de six ans qu’il vit son premier ballet. La famille, évacuée de Moscou, habitait alors une maison en bois à Oufa, capitale de la Bachkirie, en communauté avec d’autres familles.
Les conditions de vie étaient mauvaises : une nourriture rare, des routes non-goudronnées, des hivers longs et un froid si intense que Noureev racontait comment son nez coulait en permanence et ses muqueuses gelaient. Tout le monde souffrait de privations, mais les Noureev étaient plus pauvres encore. Leurs repas se composaient essentiellement de pommes de terre bouillies.
Les premiers jours du petit Rudolf à l’école furent marqués par les moqueries de ses camarades parce qu’il n’avait pas de chaussures et portait le manteau d’une de ses sœurs.
Mais la ville possédait un théâtre de bon niveau (le célèbre chanteur Chaliapine y avait fait ses débuts) et le soir du Réveillon du Nouvel An 1945, Farida Noureeva réussit, avec un seul billet, à faire entrer tous ses enfants pour voir un ballet patriotique intitulé » Le Chant des Cigognes » avec l’étoile bachkire formée à Léningrad, Zaituna Nazretdinova. Noureev décida à cet instant qu’il serait danseur.
Il commença par danser des danses folkloriques à l’école dans des groupes amateurs et avec les Pionniers dont tous les enfants devaient faire partie dès l’âge de dix ans.
Puis, on le recommanda à un professeur de danse, Anna Oudeltsova qui, au bout de dix-huit mois d’enseignement, l’orienta vers Elena Vaitovitch. Toutes deux avaient été professionnelles et, hormis les classes de danse, elles lui parlaient des artistes qu’elles avaient vus (dont Anna Pavlova et les Ballets de Diaghilev).
Elles lui firent comprendre que la danse n’était pas seulement affaire de technique et mesurant le potentiel de l’enfant, lui suggérèrent de poursuivre ses études de danse à Léningrad où elles avaient elles-mêmes été formées et qu’elles considéraient comme étant la meilleure école du monde.
Y entrer semblait relever d’une difficulté insurmontable, surtout du fait que son père interdit à son fils de continuer à suivre ses cours de danse sous prétexte qu’ils gênaient sa scolarité et entravaient ainsi ses chances d’embrasser une carrière » appropriée » d’ingénieur ou de médecin. Mais sa mère fermait les yeux sur ses escapades aux cours de danse qu’il justifiait en prétextant d’autres activités.