1984 – LE LAC DES CYGNES


Piotr Ilytch Tchaïkovski – Ruldof Noureev d’après Marius Petipa et Lev Ivanov

Le Lac des Cygnes vu par Rudolf Noureev

« Le Lac des cygnes est pour moi une longue rêverie du prince Siegfried. Celui-ci, nourri de lectures romantiques qui ont exalté son désir d’infini, refuse la réalité du pouvoir et du mariage que lui imposent son précepteur et sa mère.

C’est lui qui, pour échapper au morne destin qu’on lui prépare, fait entrer dans sa vie la vision du Lac, cet « ailleurs » auquel il aspire. Un amour idéalisé naît dans sa tête, avec l’interdit qu’il représente. (Le cygne blanc est la femme intouchable. Le cygne noir en est le miroir inversé, tout comme le maléfique Rothbart est la transposition pervertie de Wolfgang, le précepteur).

Aussi quand le rêve s’évanouit, la raison du prince ne saurait y survivre. »

LE LAC DE NOUREEV

Le thème de l’eau, déjà omniprésent dans l’univers du ballet – comme élément de métamorphose, de purification et de régénérescence – ne pouvait qu’attirer Noureev-chorégraphe, dont les héros et héroïnes cherchent à échapper à leur condition, leur entourage, leur monde clos et étouffant, pour s’évader vers des « ailleurs » souvent imaginaires.

Le Lac des Cygnes (avec cet amour du prince pour une jeune fille-oiseau, créature poétique et iréelle) est un sujet fantastique, porteur de nombreuses interprétations symboliques et psychologiques. Si, dans la version Petipa/Ivanov transmise par la tradition russe, l’intérêt chorégraphique et dramatique est centré sur la ballerine qui a un double personnage à jouer et à danser (Odette, cygne blanc-vitrine lyrique, et Odile, Cygne noir-dangereuse séductrice), le prince étant réduit à devenir l’instrument de la fatalité, Noureev va renverser la situation. Déjà, invité lors de sa première saison au Royal Ballet de Londres à danser le rôle de Siegfried (Juin 1962) dans la production revue par Ninette de Valois et Frederick Ashton, Noureev se permet d’introduire – à la fin de l’Acte I – une variation nouvelle (chorégraphiée sur l’andante sostenuto qui, dans la partition, précède le pas de trois et que l’on a l’habitude de couper) : ce solo mélancolique et rêveur exprimant l’aspiration de Siegfried à un monde idéal fut jugé si beau que le Royal Ballet l’a gardé dans les diverses versions du Lac qui se sont succédées depuis.

Quand Noureev entreprend sa propre version de l’ouvrage intégral (en octobre 1964 à l’Opéra de Vienne), il étoffe chorégraphiquement le rôle du Prince et surtout développe sa psychologie par des fantasmes qui l’entraînent à sa perte, en courant éperdument après l’illusion d’une femme-cygne. Rudolf Noureev a créé, en tant que chorégraphie, un Lac des cygnes qui, contrairement aux mises en scènes précédentes, donne le Prince comme personnage-clef de l’action dramatique : d’abord triste, en proie au « spleen », puis amoureux, ensuite trompé et finissant anéanti. (Le dénouement en effet ne saurait être que tragique : Rothbart déclenchant une terrible tempête qui engloutit Siegfried dans les flots).

Pour la représentation de son Lac à l’Opéra de Paris (décembre 1984) Rudolf Noureev va plus loin encore…

UN LAC « FREUDIEN »

Vingt ans après, sa conception s’est approfondie et radicalisée : l’apparition de la femme-cygne surgit en rêve. Tout se passe dans la tête de Siegfried. Noureev – par rapport à sa version de Vienne – réintroduit un prologue dans lequel on peut voir le prince endormi dans un fauteuil et troublé par un cauchemar : un oiseau de proie capture une jeune fille qui se transforme en cygne et qu’il emporte dans les airs, vision qui anticipe la fin du ballet et que l’on peut décrypter à la lumière d’une analyse freudienne :

« Dans ses écrits scientifiques, à un endroit qui traite du vol du vautour, Léonard de Vinci s’interrompt soudain pour suivre un souvenir qui surgit en lui du fond de ses toutes premières années. « Il semble qu’il m’était déjà assigné auparavant de m’intéresser aussi fondamentalement au vautour, car il me vient à l’esprit comme tout premier souvenir qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi… » Léonard révèle de façon voilée mais transparente, en rattachant sa poussée d’investigaton à la « fantaisie » du vautour et en insistant sur le vol des oiseaux comme étant un problème sur lequel, par un enchaînement particulier du destin, il lui aurait été imposé de travailler. Un passage vraiment obscur et de ton prophétique de ses notes traitant du vol des oiseaux témoigne au mieux du grand intérêt d’affect qui le liait au désir de pouvoie imiter lui-même l’art du vol : « Il prendra son premier vol ce grand oiseau, depuis le dos de son grand Cygne… »

Pourquoi tant d’hommes rêvent-ils de pouvoir voler ? La psychanalyse donne ici la réponse : parce que voler ou être oiseau n’est que la forme voilée d’un autre désir. (…) le désir de pouvoir voler ne signifie rien d’autre, en rêve, que le désir intense d’être capable d’activités sexuelles. » Sigmund Feud (extrait de « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci « – 1943). Odette la blanche et son contraire la noire Odile sont alors des projections mentales du désir de Siegfried. Rothbar, le rapace devient le double maléfique du précepteur Wolfgang qui exerce une réelle emprise sur l’esprit du prince, comme un directeur de conscience.

Siegfried éprouve un obsédent sentiment de culpabilité, en refusant ce que lui offre tendrement sa mère : le pouvoir (ayant attient sa majorité, il va régner) et la liberté de se choisir une fiancée (puisqu’il est en âge de se marier). Ne voulant ni de l’un ni de l’autre qui lui font peur (au fond, il ne veut nigrandir ni entrer dans le monde des adultes), il se réfugie dans ses songes : on pourrait considérer Siegfried comme un adolescent autiste. D’ailleurs Rudolf avait demandé au décorateur Ezio Frigerio de construire un lieu-prison, une sorte d’asile, une scénographie d’ « enfermement » (d’où ces hauts murs « gothiques » et blancs, laissant parfois entrevoir quelques nymphéas de Claude Monet : le lac d’un au-delà meilleur). Les costumes de Franca Squarciapino participèrent aussi à cet effet onirique, avec leurs couleurs atténuées, passées, comme vues à travers un filtre embrumé.

A un deuxième degré de lecture, on peut dire encore que Siegfried préfère porter son affection vers une créature sublime et inaccessible, sans doute pour refouler son homosexualité latente (il vit – dans son palais – entouré de jeunes garçons : ce que révèle la Polonaise du premier acte, en lieu et place de la « danse des coupes » qui, d’ordinaire, s’effectue en couples).

Enfin, l’on pourrait trouver dans ce Lac, quelques échos autobiographiques : dans l’autorité d’un père redouté contre laquelle il a dû lutter (le combat de Siegfried et de Rothbart au quatrième acte : il est difficile de « tuer » le père !), dans cet enthousiasme, cette dévotion pour une femme-icône qu’il admire et respecte (Dame Margot ? ou s’agit-il d’un métamorphose de la Danse elle-même, que son père lui avait interdite ?).

En tout cas, Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev, dans sa version définitive de 1984, s’éloigne de bien des mièvreries engendrées par les représentations simplistes, et par ses prolongements psychanalytiques s’inscrit dans le courant des recherches, allant de John Cranko (1963) à John Neumeier (qui – en 1976 – fait de son prince le roi Louis II de Bavière hanté par ses délires) pour insuffler au ballet classique une logique et une audace théâtrales que les chorégraphes contemportains (de Mats Ek à Matthew Bourne) n’ont pas hésité à injecter aux vieux mythes.

En savoir plus

Le Lac des cygnes est la première musique de ballet commandée à Tchaikovski. Elle fut donnée pour la première fois au Théâtre Bolchoï de Moscou le 4 mars 1877 dans une chorégraphie de Julius Wenzel Reisinger. Réalisation hélas jugée médiocre qui fit vite disparaître le ballet de l’affiche. Une dizaine d’années plus tard, les succès éclatants, à Saint Petersbourg, de la Belle au bois dormant (1890) et de Casse-noisette (1892), nés de la collaboration de Tchaïkovski et du talentueux Marius Petipa, assurèrent la revanche du compositeur. Et c’est après la mort de Tchaikovski (6 novembre 1893), survenue subitement – due officiellement au choléra, mais peut-être s’agissait-il d’un suicide – que le chorégraphe français songea à exhumer la partition du Lac.

La création véritable du Lac des cygnes dans la chorégraphie de Marius Petipa et Lev Ivanov – devenue la version de référence – date donc du 27 janvier 1895, soit deux ans après la disparition du compositeur. Le Lac des cygnes demeura assez longtemps inconnu des occidentaux. Comme pour La Belle au bois dormant, ce sont les Ballets Russes de Diaghilev qui montrèrent pour la première fois – à Londres, en 1911 – la version de Petipa-Ivanov revue par Fokine, avec Mathilda Kschessinksa et Vaslav Nijinski.

En France, Serge Lifar présente quelques extraits du Lac en 1936 à l’Opéra de Paris, puis Victor Gsvosky remonte en 1946 au Palais Garnier tout le deuxième acte avec Yvette Chauviré et Serge Peretti. Mais il faudra attendre 1954 avec le Sadler’s Wells Ballets de Londres, invité au Palais Garnier et 1956 avec la compagnie Nemirovitch-Dantchenko du Théâtre Stanislavski de Moscou en représentation au Théâtre du Châtelet pour que les parisiens découvrent la version intégrale du Lac.

Le Lac des cygnes, dans sa version intégrale, n’entrera d’ailleurs au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris qu’en 1960, dans la version de Vladimir Bourmeister. C’est cette version qui ne cessera d’être donnée par la suite, du Palais Garnier à la Cour Carrée du Louvre (1974 et 1976) et au Palais des Sports, jusqu’à la nouvelle production de Rudolf Noureev en 1984.

René Sirvin – Critique de danse au Figaro :

« Sur le plan chorégraphique, cette dernière version du Lac des cygnes de Rudolf Noureev se distingue des autres chorégraphes par un certain nombre de détails :

A l’Acte I le chorégraphe transforme le « Pas d’action » en variation brillante pour Siegfried et la « Danse des coupes » en une magistrale Polonaise, pour les hommes uniquement (seize garçons divisés en quatre groupes ».

A l’Acte II qui conserve la choréagraphie d’Ivanov, Noureev restaure la variation du prince, habituellement coupée, après la danse des Grands Cygnes.

A l’Acte III le fameux pas-de-deux du « Cygne noir » devient un pas-de-trois, par l’attribution d’une variation brillante à Rothbart, qui participe également à l’adage intitial de ce morceau.

Au dernier acte le chorégraphe place, comme l’avait fait Vladimir Bourmeister (et sur la même musique, extraite d’un pas-de-six – écrit pour l’acte III – habituellement coupé), un grand adage, ultime rencontre des amants désespérés, avant le dénouement final.

Et, au finale tandis que – dans la version de Vienne – Siegfried se noyait dans le lac dont le méchant Rothbart avait fait déborder les eaux, ici – dans la version de l’Opéra de Paris – Rothbart s’élève dans les airs, oiseau de proie tenant triomphalement dans ses griffes la princess Odette, à jamais transformée en cygne, sous le regard halluciné de Siegfried qui reconnaît l’image de son rêve prémonitoire.

Les différentes versions du Lac des Cygnes

1964 – Schwanensee

Staatsopernballett de Vienne
Première le 15 Octobre 1977 au Wiener Staatsoper
Décors et costumes de Nicholas Georgiadis
avec Margot Fonteyn et Rudolf Noureev – artistes invités.
(Sur les 126 représentations que l’Opéra de Vienne donnera de cette production – entre 1964 et 1988 – Rudolf Noureev en dansera 51).
Le soir de la « première » à Vienne, il y eut 89 rappels ! Cet évènement est entré dans le « Livre des records ».

1984 – Le Lac des cygnes

Ballet de l’Opéra de Paris
Première le 20 décembre 1984 au Palais Garnier
nouvelle version
Décors d’Ezio Frigerio – Costumes de Franca Squarciapino
avec Elisabeth Platel et Charles Jude, ainsi que Patrice Bart (le précepteur Wolfgang/ Rothbart)* et Karin Averty, Yannick Stephant, Eric Vu-An (dans le pas de trois de l’Acte I). A l’acte III : dans la zardas : Karin Averty et Stéphane Prince ; la danse espagnole : Sylvie Clavier, Marie-Claude Pietragalla, Wilfried Romoli, Eric Vu-An; la danse napolitaine : Yannick Stephant et Jacques Namont.
(Cette production a été redonnée en 1985 au Palais Garnier, en 1986 à Créteil, à Washington, à New York, en 1987 à Copenhague, en 1988 à nouveau à Garnier, ainsi qu’à New York et à Washington, en 1989 au Grand Palais pour « la Danse en Révolution », et au Festival d’Athènes, en 1990 à Garnier, en 1991 à Bruxelles, en 1994 à l’Opéra Bastille, en 1995 à Ferrare, à Nice, en 1997 à Garnier, en 1999 et 2002 à Bastille).
* Rudolf Noureev a aussi interprété le double rôle du précepteur Wolfgang et de Rothbart en 1985 au Palais Garnier, en 1986 à Washington et à New York, en 1987 à Copenhague, en 1988 à nouveau à Garnier, New York et Washington, en 1989 au Grand Palais à Paris et au Festival d’Athènes, en 1990 à la Scala de Milan.

1990 – Il Lago dei cigni

Ballet del Teatro alla Scala de Milan
Première le 7 Juillet 1990
même production que celle de l’Opéra de Paris
avec Isabel Seabra et Charles Jude (artiste invité), ainsi que Rudolf Noureev (dans le rôle de Rothbart).